A refaire des maths, je remue pas mal de souvenirs d'école jusque là cachés dans les tréfonds de ma mémoire. Les maths m'en auront tellement fait voir en primaire que je n'aurais pas été mécontent de les laisser pourrir là où je les avais laissés : dans l'oubli. Ce réapprentissage prend donc en quelque sorte la forme d'une introspection. Je fouille dans mon passé pour voir quelles ont pu être les raisons d'un tel refoulement. Peut-être que je vais bien finir par tomber sur le souvenir qui va tout débloquer, et m'aider à me débarrasser pour toujours de cette hantise des chiffres.
Prenons par exemple le souvenir d'un cours de géométrie de CE1, en tout début d'année. Nous venions de terminer un exercice pour cette première leçon de l'année, et un élève lève la main pour poser le genre de question existentielle qui trouble tous les élèves de primaire : "M'sieur, m'sieur, dans quel cahier il faut coller la feuille?".
On avait un cahier d'une couleur spécifique pour chaque matière. Il y en avait un vert et un rouge, mais je ne me souviens plus à quoi ils servaient. Le cahier de maths en tout cas, je me souviens très bien de sa couleur. Il était gris. Il restait encore d'autres cahiers inutilisés. Je pensais que l'instituteur allait nous dire d'utiliser l'un de ces cahiers vierges pour le dédier à la géométrie. Au lieu de ça, il a proféré des paroles complètement invraisemblables, blasphematoires même pour mes petites oreilles de l'époque : "Vous n'avez qu'à coller l'exercice de géométrie dans le cahier gris, avec les mathématiques".
Mettre la géométrie avec les maths? Voilà qui ne rime à rien. Le français c'est le français, l'histoire c'est l'histoire, les maths c'est les maths, et la géométrie c'est la géométrie. Ca a toujours été comme ça. Les maths je ne pouvais pas supporter, mais la géométrie à la rigueur j'aimais bien. Certes il faut faire des calculs pour bien tracer les figures, mais ça se rapprochait plus du dessin que des calculs froids et abstraits des mathématiques, et le dessin moi j'aimais bien. Pourquoi fondre ces deux matières dans une seule? C'est quelque chose que je ne pouvais pas accepter, une idée qui me semblait complètement saugrenue.
Pourtant les autres élèves dans la classe n'avaient pas l'air plus perturbés que ça. Ils commençaient déjà à dégainer leurs sticks UHU sans broncher pour coller sciemment l'exercice de géométrie dans le cahier de mathématiques. Je ne pouvais pas laisser une telle chose se produire. Je ne pouvais pas laisser la géométrie rejoindre le monde gris des mathématiques. Pour moi cela ne pouvait être qu'une blague. Il fallait que je dise quelque chose;
"Nan, mais vous y avez cru??"
Pourtant au regard que m'a adressé l'instituteur, cela n'avait pas du tout l'air d'être une blague. "Oui Lucas, la géométrie fait partie des mathématiques". Grand silence dans la salle de classe, mais dans mon esprit c'est un cri de désespoir qui retentit. Il n y avait absolument rien que je puisse faire pour empêcher la géométrie de passer du côté obscur. Résigné, depuis ce jour je me suis donc mis à haïr la géométrie comme je l'avais toujours fait pour l'algèbre.